SHOPPING
J’ai des cadeaux à acheter pour un certain nombre de collègues, dont Victor Powell, Paul Owen, David Van Patten, Craig McDermott, Luis Carruthers, Preston Nichols, Connolly O’Brien, Reed Robison, Scott Montgomery, Ted Madison, Jeff Duvall, Boris Cunningham, Jamie Conway, Hugh Turnball, Frederick Dibble, Todd Hamlin, Muldwyn Butner, Ricky Hendricks et George Carpenter ; j’aurais pu envoyer Jean faire ces achats, aujourd’hui, mais à la place, je l’ai chargée de signer, timbrer et poster trois cents cartes de Noël, des cartes de créateur, avec un dessin signé Mark Kostabi, et aussi de trouver tous les renseignements possibles sur le portefeuille Fisher, dont s’occupe Paul Owen. À présent, je descends Madison Avenue, après avoir passé près d’une heure au pied de la cage d’escalier de la boutique Ralph Lauren, au coin de la Soixante-dixième et de la Deuxième, complètement abruti, contemplant les gilets de cashmere, hagard, affamé ; retrouvant enfin mes esprits, j’ai quitté la boutique en criant « Unissez-vous, fidèles ! », sans m’être procuré l’adresse de la petite blonde derrière le comptoir, qui me faisait du gringue. Je jette un regard mauvais à un clochard pelotonné sur le seuil d’une boutique appelée EarKarma, tenant contre lui un panneau où l’on peut lire : J’AI FAIM JE SUIS SANS ABRI... AIDEZ-MOI SVP DIEU VOUS BÉNISSE, puis me voilà sur la Cinquième, me dirigeant vers Saks, essayant de me rappeler si j’ai bien changé la cassette du magnétoscope, soudain inquiet : et si j’étais en train d’effacer Pamela’s Tight Fuckhole ? Un Xanax ne suffit pas à enrayer mon angoisse. Saks l’accentue.
... Stylos et albums de photos, serre-livres et bagages poids-plume, brosses à reluire électriques et porte-serviettes chauffants et carafes isolantes en plaqué argent et téléviseurs couleur de poche avec écouteurs, volières et bougeoirs, sets de table, paniers pique-nique et seaux à glace, immenses nappes de lin brodé et parapluies et tees de golf en argent massif à vos initiales et mange-fumée à filtre de charbon de bois et lampes de bureau et flacons de parfum, coffrets à bijoux et pull-overs et paniers pour ranger les magazines et boîtes de rangement, sacs de bureau, accessoires de bureau, écharpes, classeurs, carnets d’adresses, agendas de poche…
Avant Noël, j’ai quelques priorités : 1) Obtenir une réservation au Dorsia un vendredi soir, pour Courtney et moi. 2) Me faire inviter au réveillon de Trump, sur le yacht. 3) Découvrir tout ce qu’il est humainement possible de découvrir sur le mystérieux portefeuille Fisher, dont s’occupe Paul Owen. 4) Scier la tête d’une petite nana et l’envoyer par Federal Express à Robin Barker — ce connard — aux bons soins de Salomon Brothers. 5) M’excuser auprès d’Evelyn, sans que cela apparaisse comme des excuses. Ce matin, le Patty Winters Show était consacré aux femmes qui ont épousé un homosexuel, et j’ai failli appeler Courtney pour la prévenir — en plaisantant —, mais j’ai finalement décidé que non, trouvant une certaine satisfaction à imaginer Carruthers la demandant en mariage, et Courtney acceptant timidement, et le cauchemar de leur lune de miel. Je fronce les sourcils en apercevant un nouveau clochard, grelottant dans la brume et le crachin, au coin de la Cinquante-septième et de la Cinquième, puis me dirige vers lui et lui pince affectueusement la joue, éclatant de rire. « Regardez-moi ces yeux brillants ! Et ces mignonnes petites fossettes ! » La chorale de l’Armée du Salut massacre Joy to the World. J’adresse un signe de la main à un type qui ressemble exactement à Duncan McDonald, et m’engouffre chez Bergdorf.
... cravates imprimées cashmere et pichets en cristal, services à orangeade et horloges de bureau avec thermomètre et baromètre et hygromètre, agenda à signal sonore et verres tulipes, valets de nuit et services à dessert, cartes de correspondance et miroirs et pendules de douche et tabliers et pull-overs et sacs de sport et bouteilles de Champagne et cache-pot de porcelaine et draps de bain à vos initiales et calculettes indiquant le cours des devises étrangères et carnets d’adresses en plaqué argent et presse-papier avec un poisson en inclusion et coffrets-correspondance de luxe et balles de tennis personnalisées et podomètres et chopes pour le petit déjeuner...
Je jette un coup d’œil à ma Rolex, tandis que j’achète une lotion désincrustante au comptoir Clinique, chez Bergdorf toujours, m’assurant que j’ai le temps de faire encore quelques achats avant de retrouver Tim Severt au Princeton Club pour prendre un verre, à sept heures. Ce matin, avant le bureau, j’ai fait deux heures d’entraînement. J’aurais pu profiter de l’après-midi pour m’octroyer une séance de massage (car mes muscles sont douloureux, avec ce régime épuisant que je leur impose) ou un soin du visage, bien que j’y sois déjà allé hier, mais il y a trop de cocktails, de soirées auxquelles je dois assister dans les prochaines semaines, ce qui risque de perturber mon programme de shopping, et il est préférable que je m’en débarrasse tout de suite. Devant F.A.O. Schwartz, je me heurte à Bradley Simpson, de P&P. Il porte un costume écossais en laine peignée à revers échancrés, Perry Ellis, une chemise Gitman Brothers en popeline, une cravate de soie Savoy, un chronomètre avec bracelet en crocodile de chez Breil, un imperméable Paul Smith en gabardine de coton et un chapeau de feutre doublé de fourrure, Paul Stuart. « Salut, Davis » fait-il et, sans raison, je me mets à réciter les noms des huit rennes qui tirent le chariot du Père Noël, dans l’ordre alphabétique et, lorsque j’ai terminé, il ajoute en souriant : « Écoute, il y a un réveillon au Nekenieh, le vingt, on se voit là-bas ? » Je lui rends son sourire, lui assurant que je serai au Nekenieh le vingt, et m’éloigne, hochant la tête tout seul, avant de me retourner pour lui crier : « Hé, espèce de trou du cul, je veux te voir crever, enfoiré, raaaahhhh... » et, vagissant comme une âme en peine, je traverse la Cinquante-huitième, cognant mon attaché-case Bottega Veneta contre un mur. Dans Lexington, une autre chorale chante Hark the Herald Angels, et je me mets à faire des claquettes en gémissant face à eux, avant de me diriger comme un zombi vers Bloomingdale’s, où je me rue sur les premières cravates que je vois, murmurant au jeune pédé derrière le comptoir : « C’est fabuleux, c’est trop, trop... », tout en caressant une lavallière de soie. Il minaude et me demande si je suis mannequin. « Va au diable », dis-je, et je m’éloigne.
... vases et capelines de feutre à plume et nécessaires de toilette en alligator garnis de brosses et de flacons en vermeil et chausse-pieds en corne à deux cents dollars et chandeliers et housses de coussins et gants et chaussons et houppettes à poudre et pull-overs de coton tricotés main au point de neige et patins de cuir et lunettes de ski Porsche design et fioles d’apothicaire anciennes et boucles d’oreilles en diamants et cravates de soie et bottes et flacons de parfum et boucles d’oreilles en diamants et bottes et verres à vodka et porte-cartes et appareils photo et plateaux d’acajou et écharpes et après-rasage et albums de photos et salières et poivrières et boîtes à biscuits et grille-pain en céramique et chausse-pied en corne à deux cents dollars et sacs à dos et mallettes à goûter en aluminium et housses de coussin...
Une espèce de gouffre existentiel s’ouvre devant moi tandis que je parcours les rayons de Bloomingdale’s, me poussant dans un premier temps à chercher un téléphone pour écouter les messages sur mon répondeur, après quoi, au bord des larmes, ayant avalé trois Halcion (car mon organisme s’est si bien adapté que la drogue ne me fait plus dormir — elle éloigne simplement la folie totale), je me dirige vers le comptoir Clinique où j’achète six tubes de crème à raser que je paie avec mon American Express platine, tout en flirtant nerveusement avec les vendeuses, décidant que tout cela est lié, en partie du moins, à la manière dont j’ai traité Evelyn au Bacardia, l’autre soir, encore que cela puisse aussi très bien avoir quelque chose à voir avec cette histoire d’enregistrement au magnétoscope et, tout en prenant note, mentalement, de faire une apparition au réveillon d’Evelyn — je suis même tenté de demander à une des filles de chez Clinique de m’accompagner — je me promets de jeter un coup d’œil au mode d’emploi, pour régler ce problème de piste d’enregistrement. Je vois une petite fille de dix ans à côté de sa mère qui achète une écharpe et des bijoux, et je me dis : pas mal. Je porte un pardessus de cashmere, une veste sport croisée écossaise en laine et alpaga, un pantalon à pinces en laine et une cravate de soie imprimée, Valentino Couture, et des chaussures à lacets Allen-Edmonds.
REVEILLON DE NOËL
Un verre chez Rusty avec Charles Murphy, pour me donner des forces avant de passer au réveillon d’Evelyn. Je porte un costume croisé à quatre boutons en laine et soie et une chemise de coton à col boutonné, Valentino Couture, une cravate Armani en soie à motifs, et des mocassins en cuir à bout renforcé, Allen-Edmonds. Murphy porte un costume Courrèges croisé à six boutons en gabardine de laine, une chemise en coton rayé avec col à pattes, et une cravate en crêpe de soie à incrustations de batiste, Hugo Boss. Il est en pleine diatribe contre les Japonais — « Ils ont acheté l’Empire State Building, et Nell’s. Nell’s, tu te rends compte, Bateman ? » s’écrie-t-il devant sa deuxième Absolut on the rocks — et cela fait écho en moi, cela déclenche quelque chose car, après l’avoir quitté, me promenant dans l’Upper West Side, je me retrouve soudain accroupi sur le seuil de ce qui était naguère le Carly Simon’s, un très chouette restaurant appartenant à J. Akail, fermé depuis l’automne dernier et, bondissant sur un coursier japonais qui passait, je le projette à bas de sa bicyclette et le traîne dans l’entrée, les jambes emmêlées dans la Schwinn qu’il chevauchait, ce qui joue pour moi car, lorsque je lui coupe la gorge — facilement, sans effort —, il ne peut pas donner ces coups de pieds spasmodiques qui accompagnent généralement l’opération, les jambes entravées par la machine qu’il parvient néanmoins à soulever cinq ou six fois, tout en suffoquant dans son propre sang chaud. J’ouvre les cartons de plats japonais et les vide sur lui mais, à ma grande surprise, au lieu de sushi et de sashimi et de crêpes farcies et de nouilles gluantes, c’est du poulet aux noix de cajou qui se répand sur son visage convulsé, ensanglanté, et sur sa poitrine haletante, du bœuf chow mein et du riz aux crevettes grillées, et du porc moo shu et, agacé par cette erreur — m’être trompé d’Asiatique —, je vérifie à qui la commande était destinée — Sally Rubinstein — et sors mon stylo Mont Blanc, écrivant « je t’aurai aussi... salope », au dos de la facture, avant de la déposer sur le visage inerte du gosse, haussant les épaules pour m’excuser, marmonnant « Ah, désolé », me rappelant le Patty Winters Show de ce matin, dont le thème était ‘‘Ces Adolescentes Qui Vendent Leur Corps Pour Du Crack’’. J’ai passé deux heures au club de gym, aujourd’hui. À présent, j’arrive à faire deux cents flexions abdominales en moins de trois minutes. Non loin de la maison d’Evelyn, je tends à un clochard gelé un des gâteaux fourrés d’un petit billet prédisant l’avenir que j’ai volés au coursier, et il se le fourre tout entier dans la bouche, prédiction comprise, me remerciant d’un signe de tête. « Enfoiré d’abruti », fais-je à mi-voix, mais assez fort pour qu’il puisse entendre. Arrivé au coin de la rue, je remarque que les voitures de police encerclent toujours la maison où Victoria Bell, la voisine d’Evelyn, a été trouvée décapitée. Quatre limousines sont garées devant, et le moteur de l’une d’elles tourne toujours.
Je suis en retard. Le salon et la salle à manger sont déjà bondés de gens à qui je n’ai pas vraiment envie de parler. Deux grands sapins bleus ornés de guirlandes clignotantes blanches sont disposés de part et d’autre de la cheminée. Le lecteur de compacts diffuse de vieilles chansons de Noël, enregistrées par les Ronettes dans les années soixante. Un extra en smoking verse le Champagne et le lait de poule, confectionne Manhattans et Martinis, ouvre les bouteilles de pinot noir Calera Jensen et de chardonnay Chappellet. Une rangée de bouteilles de porto vingt ans d’âge soutient le bar de fortune entre deux vases de poinsettias. On a recouvert une longue table pliante d’une nappe rouge, elle-même recouverte de plats et d’assiettes et de raviers remplis de noisettes grillées et de homard et de bisque aux huîtres et de soupe de céleri aux pommes et de caviar Beluga et de toasts et de crème d’oignon et d’oie rôtie farcie aux marrons et de bouchées à la reine au caviar et de tartes aux légumes à la tapenade, de canard rôti et de poitrine de veau rôtie aux échalotes et de gratin aux gnocchi et de strudel aux légumes et de salade Waldorf et de coquilles Saint-Jacques et de bruschetta au mascarpone et de truffes blanches et de soufflé au piment vert et de perdreau rôti à la sauge avec des pommes de terre et des oignons et du coulis d’airelles, de pudding à la compote et de truffes au chocolat et de tarte soufflée au citron et de tarte Tatin aux noix de pécan. Partout, des bougies allumées dans des chandeliers Tiffany en argent massif. Et — bien que je ne puisse affirmer qu’il ne s’agit pas là d’une hallucination —, il me semble bien apercevoir des nains vêtus de costumes de lutins, verts et rouges avec bonnet de feutre pointu, se promener avec des plateaux d’amuse-gueule. Préférant ne rien voir, je me dirige droit vers le bar où je descends d’un trait un verre de Champagne potable, puis vers Donald Peterson à qui l’on a accroché des bois de cerf en papier sur la tête, comme à la plupart des hommes présents. De l’autre côté de la pièce, j’aperçois la fille de Maria et David Hutton, Cassandra, cinq ans, vêtue d’une robe de velours et d’un jupon Nancy Halser, sept cents dollars. Après avoir bu mon deuxième verre de Champagne, je passe aux double Absolut, et, suffisamment calmé, examine la pièce avec plus d’attention. Les nains sont toujours là.
— Trop de rouge, fais-je, marmonnant tout seul, halluciné. Ça me rend nerveux.
— Hé, McCloy, qu’est-ce que tu racontes ? me lance Petersen.
— C’est la version anglaise des Misérables, ou pas ? fais-je, reprenant immédiatement conscience.
— Allez, joyeux Noël ! dit-il, l’index tendu vers moi. Il est bourré.
— Mais alors, c’est quoi, cette musique ? fais-je, extrêmement ennuyé. Et au fait, jouez hautbois, résonnez musettes.
— Bill Septor, dit-il avec un haussement d’épaules, Septor, ou Skeptor, je crois.
— Pourquoi ne met-elle pas plutôt les Talking Heads, pour l’amour de Dieu, fais-je avec aigreur.
Courtney se tient de l’autre côté de la pièce, un verre de Champagne à la main. Elle m’ignore totalement.
— Ou bien Les Miz’, suggère-t-il.
— La version américaine, ou anglaise ? fais-je, les yeux à demi fermés, cherchant à le tester.
— Euh... anglaise, dit-il, comme un nain nous tend à chacun une assiette de salade Waldorf.
— Absolument, dis-je dans un murmure, suivant des yeux le nain qui s’éloigne en clopinant.
Tout à coup, Evelyn se rue sur nous, vêtue d’une veste de zibeline et d’un pantalon de velours Ralph Lauren. D’une main, elle tient une branche de gui qu’elle pose sur ma tête, et de l’autre un sucre d’orge.
— Alerte au gui ! glapit-elle, m’embrassant sèchement sur la joue. « Joyeux Noël, Patrick. Joyeux Noël, Jimmy. »
— Joyeux Noël, fais-je sans pouvoir la repousser, Martini dans une main, salade Waldorf dans l’autre.
— Tu es en retard, amour, dit-elle.
— Non, je ne suis pas en retard, dis-je, protestant faiblement.
— Oh si, oh si, fait-elle d’une voix chantante.
— Je suis là depuis le début, dis-je d’un ton sans réplique. Simplement, tu ne m’as pas vu.
— Oh, arrête de faire ces yeux-là, espèce de Gâche-Noël. Elle se tourne vers Petersen. « Savais-tu que Patrick est le Gâche-Noël. »
— Bah, n’importe quoi, fais-je avec un soupir, regardant fixement Courtney.
— Bon Dieu, tout le monde sait que McCloy est le Gâche-Noël, braille Petersen d’une voix d’ivrogne. Comment ça va, Monsieur le Gâche-Noël ?
— Et que désire Monsieur le Gâche-Noël pour Noël ? demande Evelyn d’une voix de petite fille. Monsieur le Gâche-Noël a-t-il été sage, cette année ?
Je soupire. « Le Gâche-Noël veut un imperméable Burberry’s, un pull en cashmere Ralph Lauren, une nouvelle Rolex, un auto-radio stéréo... »
Evelyn arrête de sucer son sucre d’orge et me coupe la parole : Mais tu n’as pas de voiture, amour.
— J’en veux une, dis-je, soupirant, derechef. Et le Gâche-Noël veut un auto-radio stéréo, voiture ou pas.
— Comment est la salade Waldorf ? s’enquiert Evelyn, l’air préoccupé. Vous la trouvez bonne ?
— Délicieuse, fais-je dans un murmure, tournant la tête, et apercevant quelqu’un, impressionné soudain. « Hé, tu ne m’avais pas dit que tu avais invité Laurence Tisch, à ta soirée. »
Elle se retourne. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’est bien Laurence Tisch, en train de passer les canapés ?
— Oh, franchement, Patrick. Ça n’est pas Laurence Tisch, dit-elle. C’est un des lutins de Noël.
— Un des quoi ? Tu veux dire un des nains.
— Ce sont des lutins, insiste-t-elle. Les aides du Père Noël. Vraiment, quel rabat-joie tu fais. Regarde-les. Ils sont adorables. Celui-là, là-bas, c’est Rudolph. Et celui qui offre des sucres d’orge, c’est Blitzen, L’autre, c’est Donner...
— Une minute, Evelyn, attends... Je ferme les yeux, levant mon assiette de salade Waldorf. Je suis en sueur. Impression de déjà vu. Mais pourquoi ? Ai-je déjà rencontré ces nains quelque part ? Il vaut mieux penser à autre chose. « Je... Ce sont les noms des rennes... Pas ceux des lutins. Blitzen, c’était un renne. »
— Le seul qui soit juif, intervient Petersen.
— Oh... Evelyn a l’air complètement désorientée. Elle se tourne vers Petersen, quêtant une confirmation. « C’est vrai ? »
Il hausse les épaules, réfléchit, l’air perplexe. « Bah, ma belle, des rennes, des lutins, des Gâche-Noël ou des agents de change... Quelle différence, hein, du moment que le Cristal coule à flots ? Il me donne un petit coup de coude dans les côtes, avec un rire bas. « Pas vrai, Monsieur le Gâche-Noël. »
— Mais tu ne trouves pas que ça fait très Noël ? demande-t-elle avec espoir.
— Oh si, Evelyn, dis-je, Ça fait très Noël. Et je le pense vraiment, je ne mens pas.
— Mais Monsieur le rabat-joie était en retard, dit-elle, faisant la moue, agitant vers moi sa putain de branche de gui, d’un air accusateur. Et il n’a pas dit un seul mot sur la salade Waldorf.
— Tu sais, Evelyn, il y a dans cette ville beaucoup d’autres réveillons auxquels j’aurais pu me rendre, et pourtant j’ai choisi le tien. Pourquoi ? me demanderas-tu peut-être. Je me suis demandé pourquoi, aussi, et je n’ai trouvé aucune réponse valable, mais en attendant, je suis là, alors sois un peu... reconnaissante, tu vois, ma chérie.
— Oh, c’est donc ça, mon cadeau de Noël ? fait-elle, sarcastique. Comme c’est adorable à toi, Patrick, comme c’est délicat...
— Non. Voilà ton cadeau. Je lui donne une nouille que je viens de remarquer, collée à mon poignet de chemise. « Tiens. »
— Oh, Patrick, je crois que je vais me mettre à pleurer, dit-elle, faisant jouer la nouille à la lumière des bougies. C’est merveilleux. Je peux la mettre tout de suite ?
— Non. Jette-la à un des lutins. Celui-là, là-bas, il a l’air d’avoir drôlement faim. Excusez-moi, mais il me faut un autre verre.
Je tends mon assiette de salade Waldorf à Evelyn, tord un des bois de Petersen, et me dirige vers le bar, fredonnant « Douce Nuit, Sainte Nuit », vaguement déprimé de voir comment sont habillées les femmes — pulls en cashmere, blazers, longues jupes de laine, robes de velours côtelé, cols roulés. Il fait froid, dehors. Pas une seule mignonne.
Paul Owen se tient près du bar, une flûte de champagne à la main, en train d’observer sa montre-gousset ancienne (de chez Hammacher Schlemmer, sans aucun doute), et je m’apprête à le rejoindre pour remettre sur le tapis ce putain de portefeuille Fisher lorsque Humphrey Rhinebeck me heurte en essayant d’éviter de piétiner un des lutins. Il porte toujours un pardessus chesterfield Crombie en cashmere de chez Lord & Taylor, un smoking de laine croisé à revers pointus, une chemise de coton Perry Ellis, un nœud papillon Hugo Boss et des bois de cerf en papier, ce dont il semble ne pas avoir le moins du monde conscience et, mécaniquement, cette pauvre andouille me dit : Salut, Bateman, la semaine dernière, j’ai apporté une nouvelle veste de tweed à chevrons à mon tailleur, pour qu’il la retouche.
— Eh bien, euh... je pense que des félicitations s’imposent », dis-je, lui serrant la main. « C’est... c’est superbe.
— Merci. » Il rougit, baisse les yeux. « Cela dit, il a remarqué que le magasin qui me l’a vendue avait ôté l’étiquette d’origine pour la remplacer par la sienne. Ce que je voudrais bien savoir, c’est si c’est légal ?
— C’est troublant, je sais, dis-je, me frayant un passage au milieu de la foule. Une fois que le détaillant a acheté une série de vêtements à l’usine, il a parfaitement le droit de remplacer la marque d’origine par la sienne. Cependant, il n’a pas le droit d’y apposer la marque d’un autre détaillant.
— Attends, pourquoi cela ? demande-t-il, essayant de prendre une gorgée de Martini tout en restant à ma hauteur.
— Parce que tous les renseignements concernant la qualité du tissu et le pays d’origine ou le numéro d’enregistrement du fabricant doivent demeurer intacts. Les falsifications de marque sont très difficiles à repérer, il est rare qu’on en parle », dis-je par-dessus mon épaule, criant. Courtney est en train d’embrasser Paul Owen sur la joue. Leurs mains sont étroitement nouées. Je me raidis, m’arrête. Rhinebeck me rentre dedans. Mais elle s’éloigne, faisant signe à quelqu’un, de l’autre côté de la pièce.
— Alors, que faut-il faire ? insiste Rhinebeck, derrière moi.
— Acheter des vêtements d’une marque connue, chez un détaillant que tu connais, et enlever ces putains de bois de cerf de ta tête, Rhinebeck. Tu as l’air d’un débile mental. Excuse-moi. » Je m’éloigne, non sans voir Rhinebeck qui porte les mains à sa tête, et sent le déguisement sous ses doigts. « Oh, ça n’est pas vrai. »
— Owen ! fais-je, tendant une main chaleureuse, tout en prenant de l’autre un Martini à un nain à plateau qui passe.
— Marcus ! Joyeux Noël, dit Owen en me serrant la main. Comment ça va ? Toujours aussi intoxiqué du boulot, je suppose,
— Cela fait un moment qu’on ne t’a pas vu, dis-je, puis, avec un clin d’œil : overdose de boulot, c’est ça ?
— En fait, nous venons d’arriver du Knickerbocker Club, dit-il, saluant quelqu’un qui vient de le bousculer — « Salut, Kinsley ». Nous allons au Nell’s. La limousine est juste en face.
— Il faudrait qu’on déjeune, un jour, dis-je, essayant de trouver le moyen d’aborder le sujet du portefeuille Fisher, sans paraître minable.
— Oui, ce serait super, dit-il. Tu peux peut-être venir avec...
— Cecelia ?
— Oui, Cecelia.
— Oh, Cecelia, cela lui... elle sera ravie.
— Eh bien, faisons comme ça, dit-il avec un sourire.
— Oui. On pourrait aller au... au Bernardin, dis-je. Pour manger... des fruits de mer, par exemple ? Mmmmmm ?
— Le Bernardin est classé dans les dix meilleurs du Zagat, cette année, dit-il, hochant la tête. Tu le savais ?
— Nous pourrions prendre du... je m’interromps de nouveau, le regardant droit dans les yeux, et conclus d’un ton plus assuré : Du poisson. Non ?
— Des oursins, dit Owen, parcourant la pièce des yeux. Meredith adore leurs oursins.
— Oh, vraiment ? fais-je, hochant la tête.
— Meredith, appelle-t-il, faisant signe à quelqu’un derrière lui. Viens par ici.
— Elle est là ?
— Elle est en train de discuter avec Cecelia, là-bas. Meredith ! appelle-t-il, faisant un geste du bras. Je me retourne. Meredith et Evelyn se dirigent vers nous.
Je me détourne brusquement, fais face à Owen.
Meredith approche, avec Evelyn. Meredith porte une robe Geoffrey Beene en gabardine de laine brodée de perles, avec boléro assorti de chez Barney, des boucles d’oreilles James Savitt en or et diamants (13.000 $), des gants Geoffrey Beene pour Portolano Products. « Oui, les garçons ? dit-elle. De quoi donc parlez-vous, tous les deux ? De votre lettre au Père Noël ?
— Des oursins du Bernardin, ma chérie, répond Owen.
— Ça, c’est mon sujet de conversation préféré. Meredith passe un bras autour de mon épaule, me glissant, sur le ton de la confidence : Ils sont fabuleux,
— Délicieux, dis-je avec une toux nerveuse.
— Qu’est-ce que vous pensez de ma salade Waldorf, tous ? demande Evelyn. Elle était bonne ?
— Cecelia, ma chérie, je n’y ai pas encore goûté dit Owen, repérant quelqu’un de l’autre côté de la pièce. Mais j’aimerais bien savoir pourquoi c’est Laurence Tisch qui sert le lait de poule.
— Mais ça n’est pas Laurence Tisch, gémit Evelyn, réellement traumatisée. C’est un lutin de Noël. Patrick, qu’est-ce que tu lui as raconté ?
— Rien, dis-je. Franchement, Cecelia !
— De toute façon, Patrick, tu es le Gâche-Noël.
À la mention de mon nom, je me mets immédiatement à raconter n’importe quoi, à toute vitesse, espérant que Owen n’a pas fait attention. « Eh bien, Cecelia, je lui ai dit que c’était une espèce de mélange des deux, tu vois, comme un... » Je m’interromps et leur jette un bref coup d’œil avant de conclure « c’est la Tisch de Noël ». Je cueille nerveusement un brin de persil sur une tranche du pâté de faisan qui passe, porté par un lutin, et l’élève au-dessus de la tête d’Evelyn, ayant qu’elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, criant « Alerte au gui ! », et autour de nous les gens se baissent tous d’un seul coup, alors j’embrasse Evelyn sur la bouche tout en regardant Owen et Meredith qui me fixent d’un regard étrange, apercevant du coin de l’œil Courtney qui est en train de parler à Rhinebeck tout en me lançant des regards haineux, folle de rage.
— Oh, Patrick... commence Evelyn.
— Cecelia ! Viens ici tout de suite. Je la tire par le bras, puis me tourne vers Owen et Meredith : Excusez-nous. Il faut qu’on aille dire deux mots à ce lutin pour régler le problème.
— Je suis vraiment navrée, leur dit-elle, haussant les épaules d’un air d’impuissance, tandis que je l’entraîne au loin. « Mais qu’est-ce qui se passe, Patrick ? »
Je la pousse jusqu’à la cuisine.
— Patrick, mais qu’est-ce qu’on fait dans la cuisine ?
— Écoute, dis-je, lui faisant face, la saisissant aux épaules, fichons le camp d’ici.
— Oh, Patrick, gémit-elle. Je ne peux pas partir. Tu ne t’amuses pas ?
— Pourquoi ne peux-tu pas partir ? Qu’est-ce que ça aurait de si absurde ? Ça fait assez longtemps que tu es là.
— Mais Patrick, c’est mon réveillon, dit-elle. De plus, les lutins vont chanter O Tannenbaum d’une minute à l’autre.
— Allons, Evelyn. Fichons le camp d’ici. (Je suis au bord de l’hystérie, paniqué à l’idée que Paul Owen ou, pire encore, Marcus Halberstam pourrait pénétrer dans la cuisine.) Je veux t’arracher à tout cela.
— À tout cela quoi ? Tu n’as pas aimé la salade Waldorf, n’est-ce pas ? fait-elle, en cillant des yeux.
— Je veux t’arracher à tout ça, dis-je, arpentant la cuisine, avec des gestes convulsifs. « Au sushi, aux lutins... à tout ce machin. »
Un lutin entre dans la cuisine pour déposer un plateau d’assiettes sales et, derrière lui, au-dessus de lui, j’aperçois Paul Owen qui se penche sur Meredith, lui criant quelque chose à l’oreille dans le vacarme de la musique de Noël, avant de parcourir la pièce des yeux, à la recherche de quelqu’un, en hochant la tête. Puis Courtney entre dans le champ, et j’attrape Evelyn, l’attirant plus près de moi.
— Le sushi ? Les lutins ? Patrick, je ne comprends rien à ce que tu dis. Et je n’aime pas ça du tout.
— On file. Je la saisis brutalement, la tire vers la porte de service. « Faisons preuve d’audace, pour une fois. Pour une fois dans ta vie, Evelyn, ose quelque chose. »
Elle s’arrête, refusant de se laisser entraîner, puis se met à sourire, réfléchissant à ma proposition, mais loin d’être convaincue.
— Allez... fais-je, pleurnichant. Ce sera mon cadeau de Noël.
— Oh non, je suis déjà passée chez Brooks Brothers et...
— Tais-toi. Viens. C’est ça que je veux, dis-je et, dans une tentative ultime, désespérée, je lui lance un sourire enjôleur et l’embrasse doucement sur les lèvres, ajoutant : Madame Bateman ?
— Oh, Patrick, fait-elle dans un souffle, bouleversée. Mais, et le rangement ?
— Les nains s’en chargeront, dis-je d’un ton résolu.
— Mais il faut quelqu’un pour les surveiller, mon chéri.
— Désigne un lutin. Prends celui-là, nomme-le chef des lutins. Mais partons, tout de suite. Je commence à la tirer vers la porte de service, et ses chaussures crissent contre les carreaux de marbre Muscoli.
Enfin nous voilà dehors, en train de courir dans l’allée qui longe la maison. Je m’arrête au coin, jette un coup d’œil pour voir si aucune personne de connaissance n’arrive à la soirée ou n’en part. Nous sprintons jusqu’à une limousine. Je crois que c’est celle de Owen mais, ne souhaitant pas éveiller les soupçons d’Evelyn, j’ai choisi la plus proche. Je lui ouvre la portière et la pousse à l’intérieur.
— Patrick, piaille-t-elle, ravie, c’est vraiment très mal. Une limousine, en plus... Claquant la portière, je fais le tour de la voiture et frappe à la vitre du chauffeur. Il baisse le carreau.
— Salut, fais-je, lui tendant la main. Pat Bateman.
Il se contente de regarder ma main tendue, puis mon visage, puis le haut de ma tête, un cigare éteint à la bouche.
— Pat Bateman. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a, hein ?
Il continue de me fixer. Je lève une main hésitante vers mes cheveux, pour voir s’ils ne sont pas ébouriffés, ou simplement décoiffés et, à ma grande surprise, mes doigts rencontrent deux paires de bois de cerf. Il y a quatre bois sur ma putain de tête. « Oh, bon Dieu, non ! », fais-je, les arrachant et les contemplant avec horreur, froissés dans ma main. Je les jette à terre, me tourne vers le chauffeur.
— Bien. Je suis Pat Bateman, dis-je, lissant doucement mes cheveux en arrière.
— Ah ouais ? Moi, c’est Sid, dit-il avec un haussement d’épaules.
— Écoutez, Sid, Mr. Owen nous a dit que nous pouvions utiliser cette voiture, et... Je m’interromps. Mon haleine fait une vapeur blanche dans l’air glacé.
— Qui est Mr. Owen ? demande Sid.
— Paul Owen. Vous savez bien. C’est votre client.
— Non. Ça, c’est la limousine de Mr. Baker. En tout cas, vous aviez de belles cornes.
— Merde, dis-je, faisant de nouveau le tour de la limousine en courant pour faire sortir Evelyn avant que ça ne tourne mal, mais c’est trop tard. J’ai à peine ouvert la porte qu’Evelyn passe la tête au-dehors et glapit : Patrick, mon chéri, c’est divin. Du Champagne... — elle brandit une bouteille de Cristal d’une main, et une boîte dorée de l’autre — et des truffes !
Je l’attrape par le bras et l’extirpe de la voiture, marmonnant « trompé de bagnole, prends les truffes », en guise d’explication, et nous filons jusqu’à la limousine suivante. J’ouvre la portière et l’installe à l’intérieur, puis fais le tour et frappe à la vitre du chauffeur. Il baisse son carreau. Il ressemble exactement au précédent.
— Salut. Pat Bateman, dis-je, tendant la main.
— Ah ouais ? Salut. Donald Trump. Mon épouse Ivana est à l’arrière, dit-il, sarcastique.
— Hé, doucement, je vous prie. Écoutez, Mr. Owen m’a autorisé à prendre sa voiture. Je suis... oh, mince. Je m’appelle Marcus.
— Vous venez de dire que vous vous appeliez Pat.
— Non. Je me suis trompé, dis-je d’une voix dure, le fixant droit dans les yeux. Je me suis trompé, quand je vous ai dit que je m’appelais Pat. Je m’appelle Marcus. Marcus Halberstam.
— Bon, vous en êtes bien sûr, n’est-ce pas ?
— Écoutez, Mr. Owen m’a dit que je pouvais prendre sa voiture pour la soirée, et... Je m’interromps. « Bien, alors allons-y. »
— Je crois que je devrais tout d’abord en parler avec Mr. Owen, dit le chauffeur, amusé, se jouant de moi.
— Non, attendez ! fais-je, puis, reprenant mon calme : Écoutez, je suis... il n’y a aucun problème, vraiment. » Je fais mine d’étouffer un rire. « Mr. Owen est de très, très mauvaise humeur.
— Je ne suis pas censé accepter, déclare le chauffeur, sans lever les yeux. C’est absolument interdit. Pas question. Laissez tomber.
— Oh, allez, mon vieux...
— C’est absolument contraire au règlement de la compagnie, dit-il.
— Le règlement de la compagnie, on l’emmerde, dis-je d’une voix cassante.
— On l’emmerde ? fait-il, souriant, hochant la tête.
— Mr. Owen a dit qu’il était d’accord. Vous n’écoutez peut-être pas ?
— Non. Rien à faire. Il secoue la tête.
Je me redresse, silencieux, passe une main sur mon visage, inspirant profondément, et me penche de nouveau vers lui. « Ecoutez-moi... » J’inspire de nouveau. « Il y a des nains, là-dedans, dis-je, désignant la maison du pouce, par-dessus mon épaule. Des nains qui vont bientôt chanter O Tannenbaum... » Je le regarde d’un air implorant, essayant de susciter une certaine complicité, sans me départir de l’air effrayé qui s’impose. « Vous rendez-vous compte à quel point c’est terrifiant ? Une chorale — j’avale ma salive — de lutins ? » Je fais une pause. « Essayez d’imaginer ça. »
— Écoutez, Monsieur...
— Marcus.
— Marcus, si vous voulez. Je ne peux rien faire contre le règlement. C’est comme ça. C’est le règlement de la compagnie. Je ne peux pas aller contre.
Nous demeurons silencieux. Je soupire, regarde autour de moi, envisageant de traîner Evelyn jusqu’à la troisième limousine, ou bien de retourner à celle de Baker — un véritable enfoiré — mais non, bon Dieu de bon Dieu, c’est celle de Owen que je veux. « Si les nains ont envie de chanter, ils n’ont qu’à chanter », soupire le chauffeur, se parlant à soi-même.
— Et merde, fais-je, tirant mon portefeuille en peau de gazelle. « Voilà cent dollars. » Je lui tends deux billets de cinquante.
— Deux cents, fait-il.
— Cette ville est une pourriture, dis-je, lui tendant l’argent en grommelant.
— Où voulez-vous aller ? demande-t-il, prenant les billets en soupirant. Il met le moteur en route.
— Au Club Chernoble, dis-je, me ruant à l’arrière, ouvrant la portière.
— Bien, Monsieur, crie-t-il.
Je saute à l’intérieur, claquant la portière à l’instant où le chauffeur démarre, décollant de la maison d’Evelyn en direction de Riverside Drive. Assis à côté d’Evelyn, je reprends souffle et éponge la sueur froide qui couvre mon front avec un mouchoir Armani. Je lui jette un coup d’œil. Elle est au bord des larmes, les lèvres tremblantes, et silencieuse, pour une fois.
— Tu m’angoisses, qu’est-ce qui s’est passé ? fais-je (et vraiment, je suis effrayé). « Que... qu’est-ce que j’ai fait ? La salade Waldorf était bonne. Qu’est-ce qu’il y a encore ? »
— Oh, Patrick, fait-elle dans un souffle. C’est... adorable. Je ne sais pas quoi dire.
— Eh bien... (je fais une pause, circonspect). Moi... moi non plus.
— Il y a... ça, dit-elle, exhibant un collier de diamants, le cadeau d’Owen pour Meredith. Eh bien, aide-moi à le mettre, mon chéri. Tu n’es pas le Gâche-Noël, amour.
— Evelyn, euh... fais-je, jurant tout bas, tandis qu’elle me tourne le dos pour que j’agrafe le collier autour de son cou. La limousine fait une embardée, et elle tombe sur moi en riant, puis me pose un baiser sur la joue. « C’est adorable, oh, je le trouve divin... Oh là, je dois avoir l’haleine à la truffe. Désolée, amour. Trouve du Champagne, sers-moi un verre. »
— Mais... Je contemple le collier qui scintille, désemparé. « Ça n’est pas cela. »
— Quoi ? demande Evelyn, parcourant des yeux l’intérieur de la limousine. Il n’y a pas de verres, ici ? Qu’est-ce qui n’est pas cela, amour ?
— Ça n’est pas cela, dis-je d’une voix morne.
— Oh, amour (elle sourit), tu as autre chose pour moi ?
— Non, c’est-à-dire que...
— Allez, espèce de crapule, dit-elle, espiègle, agrippée à la poche de mon manteau. Allez, qu’est-ce que c’est ?
— Qu’est-ce que c’est quoi ? fais-je d’une voix calme, déprimé.
— Tu as autre chose. Laisse-moi deviner. Une bague assortie ? Un bracelet ? La broche ? Voilà, c’est ça ! Elle applaudit « C’est la broche qui va avec. »
Comme j’essaie de la repousser, lui maintenant un bras en arrière, je la sens glisser l’autre derrière moi, et extraire quelque chose de ma poche — c’est encore un des gâteaux fourrés aux prédictions que j’ai volés au Chinois mort. Elle l’observe un moment, surprise, puis déclare : « Patrick, tu es tellement... tellement romantique. » Puis, observant attentivement le gâteau, et d’une voix moins enthousiaste : C’est tellement... original.
Moi aussi, je regarde le gâteau. Il y a plein de sang dessus, je hausse les épaules, « Bah, tu me connais », fais-je, d’un ton aussi enjoué que possible.
— Mais qu’est-ce qu’il y a dessus ? » Elle l’approche de son visage, plissant les yeux. « Qu’est-ce que c’est, ce... truc rouge ?
— Ça, c’est... fais-je, me penchant comme elle, feignant d’être intrigué par les taches. C’est de la sauce aigre-douce, dis-je avec une grimace.
Avec impatience, elle ouvre le gâteau en deux, et lit la prédiction, l’air perplexe.
— Qu’est-ce que ça dit ? » fais-je en soupirant, tripotant les boutons de la radio puis, parcourant des yeux l’intérieur de la voiture, à la recherche de la serviette d’Owen, me demandant où le Champagne peut bien être rangé, j’avise la boîte de chez Tiffany, ouverte, sur le plancher, vide, et une vague de cafard me submerge soudain, brutale, irrépressible.
— Ça dit... » Elle s’interrompt, plisse les paupières, le visage collé au papier. « Ça dit : Au Cirque, le foie gras frais grillé est excellent, mais la salade de homard n’est que passable. »
— C’est sympa, dis-je dans un murmure, cherchant des verres à Champagne, une cassette, n’importe quoi.
— C’est vraiment ce qui est écrit, Patrick. » Elle me tend la prédiction, et un fin sourire apparaît doucement sur son visage, je le vois bien, malgré la pénombre qui règne dans la limousine. « Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » demande-t-elle, sournoise.
Je prends le papier et le lis, puis je regarde Evelyn, puis de nouveau la prédiction, puis dehors, derrière la vitre teintée, la neige qui tourbillonne autour des réverbères, autour des gens qui attendent le bus, des clochards qui titubent sans but dans les rues de la ville, et je me dis à voix haute : Mon sort pourrait être pire. Vraiment.
— Oh, amour, fait-elle, jetant ses bras autour de mon cou, pressant ma tête contre elle. Un déjeuner au Cirque ? Tu es le plus grand. Tu n’es pas le Gâche-Noël. Je retire ce que j’ai dit Jeudi ? Jeudi, ça te convient ? Ah non. Jeudi, je ne peux pas. J’ai mon bain aux herbes. Mais pourquoi pas vendredi ? Et en fait, il y a d’autres endroits que Le Cirque. Pourquoi pas au...
Je la repousse et frappe contre la séparation, me meurtrissant les jointures jusqu’à ce que le chauffeur baisse la vitre. « Sid, je veux dire Earle, enfin peu importe, ça n’est pas le chemin du Chernoble. »
— Si, Mr. Bateman...
— Dites...
— Je veux dire Mr. Halberstam. C’est dans l’Avenue C, n’est-ce pas ? Il émet une petite toux polie.
— Je crois, oui, dis-je, le regard fixé au-dehors. Je ne reconnais rien.
— Avenue C ? Evelyn lève les yeux, cessant de contempler avec extase le collier que Paul Owen a acheté pour Meredith. C’est quoi, l’Avenue C ? C comme... Cartier, c’est bien ça ?
— C’est classe, dis-je. C’est complètement classe.
— Tu y es déjà allé ?
— Des millions de fois, fais-je, marmonnant.
— On va au Chernoble ? Non, pas au Chernoble, gémit-elle. C’est Noël, amour.
— Mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Chauffeur, hé, ho, dites, chauffeur... Evelyn se penche en avant, en équilibre, sur les genoux. Dites, chauffeur, nous allons au Rainbow Room. Au Rainbow Room, chauffeur, s’il vous plaît.
Je la repousse et me penche à mon tour. « Ne l’écoutez pas. Au Chernoble. Et en quatrième vitesse. » J’appuie sur le bouton, et la vitre remonte.
— Oh, Patrick, mais c’est Noël, gémit-elle.
— Tu ne cesses de répéter ça, comme si cela signifiait quelque chose, dis-je, la regardant droit dans les yeux.
— Mais c’est Noël, gémit-elle derechef.
— Je ne supporte pas le Rainbow Room, dis-je d’un ton sans réplique.
— Oh, mais pourquoi, Patrick, pleurniche-t-elle. Ils ont la meilleure salade Waldorf de toute la ville. As-tu aimé la mienne ? As-tu aimé ma salade Waldorf, amour ?
— Oh bon Dieu, fais-je dans un souffle, me couvrant le visage de mes mains.
— Franchement. Tu l’as aimée ? La seule chose qui m’inquiétait vraiment, c’était ça, et la farce aux marrons... Parce que, tu vois, la farce aux marrons était... disons, grossière, tu comprends ce que je veux dire...
— Je ne veux pas aller au Rainbow Room, dis-je, lui coupant la parole, le visage toujours dans les mains, parce que là-bas, je ne trouverai pas de dope.
— Oh... Elle me jette un regard de désapprobation. Ttt, ttt, ttt... De la dope, Patrick ? Quel genre de, hum-hum, de dope ?
— De la dope, Evelyn. De la cocaïne. De la drogue. J’ai l’intention de sniffer, ce soir. Est-ce que tu comprends ?
— Patrick, fait-elle, secouant la tête, comme si elle avait perdu toute foi en moi.
— Cela a l’air de te perturber, fais-je remarquer.
— En tout cas, je n’en veux pas, dit-elle.
— Personne ne te force. Personne ne t’a proposé d’en prendre, d’ailleurs.
— Je ne comprends pas pourquoi il faut que tu me gâches ce moment de l’année.
— Imagine que c’est... du givre. Noël blanc. Du givre de Noël, et hors de prix.
— Enfin... (Son visage s’éclaire.) Ça t’excite de traîner dans les bas-fonds, c’est ça ?
— L’entrée à trente balles par tête, ça n’est pas exactement les bas-fonds, Evelyn. Puis, soupçonneux : Pourquoi n’as-tu pas invité Donald Trump à ton réveillon ?
— Non, pas encore Donald Trump, gémit-elle. Oh, mon Dieu... C’est pour ça que tu faisais le clown ? Il faut que ça cesse, c’est une véritable obsession ! fait-elle, criant presque. C’est pour ça que tu t’es conduit de manière aussi lamentable !
— Non. C’est à cause de la salade Waldorf, Evelyn, dis-je les dents serrées. C’est la salade Waldorf qui m’a rendu lamentable.
— Mon Dieu. Et tu le penses, en plus ! Elle rejette la tête en arrière, désespérée. « Je le savais, je le savais. »
— Mais ce n’est même pas toi qui l’as préparée ! (Je crie à présent.) C’est un traiteur !
— Mon Dieu, gémit-elle, éperdue. Ça n’est pas possible.
La limousine s’arrête devant le Club Chernoble. Dix rangées de personnes attendent pour y entrer, piétinant dans la neige. Nous sortons de la voiture et, me servant d’Evelyn comme d’un bulldozer, à son grand dam, je m’ouvre un chemin dans la foule, apercevant par chance un type qui ressemble tout à fait à Jonathan Leatherdale, sur le point d’entrer et, poussant de toutes mes forces Evelyn, toujours accrochée à son cadeau de Noël, je crie « Jonathan, hé Leatherdale ! » et, comme on pouvait s’y attendre, la foule entière se met aussitôt à crier « Jonathan, hé Jonathan ! » Se retournant, il m’aperçoit « Hé, Baxter ! », s’écrie-t-il, me lançant un clin d’œil et me faisant signe de la main, mais ça n’est pas à moi, c’est à quelqu’un d’autre. Cependant, Evelyn et moi faisons semblant d’être avec lui. Le portier referme les cordes devant nous. « Vous êtes venus avec la limousine ? demande-t-il, désignant la voiture d’un signe de tête,
— Oui. Evelyn et moi hochons la tête avec ardeur.
— C’est bon, dit-il, levant la corde.
Nous entrons, et je me déleste de soixante dollars ; pas un seul ticket de boisson. Évidemment, la boîte est plongée dans l’ombre, à part les flashes du stroboscope et, même ainsi, je n’aperçois guère qu’un nuage de neige carbonique éjectée par la machine à fumée, et une créature qui danse toute seule sur le New Sensation de INXS, réglé si fort que tout mon corps en vibre. Je dis à Evelyn d’aller nous chercher deux verres de Champagne au bar. « Oh, bien sûr », hurle-t-elle, se dirigeant d’un pas incertain vers un mince tube de néon, la seule lumière permettant d’identifier l’endroit où, peut-être, on sert de l’alcool. Pendant ce temps, j’achète un gramme de coke à un type qui ressemble à Mike Donaldson et, au bout de dix minutes, durant lesquelles j’observe la créature, me demandant si je dois laisser tomber Evelyn ou pas, celle-ci réapparaît avec deux flûtes de Champagne à demi remplies, furieuse, le visage défait. « C’est du Korbel, hurle-t-elle. On se tire. » Je secoue la tête et hurle : « On va aux lavabos. » Elle me suit.
Au Chernoble, les lavabos sont unisexes. Deux autres couples sont déjà là, dont un dans la cabine. L’autre attend impatiemment, comme nous, qu’ils vident les lieux. La fille porte un débardeur en jersey de soie, une jupe en mousseline de soie, et des escarpins de soie à lanière, Ralph Lauren. Son compagnon porte un costume William Fioravanti, je crois, ou Vincent Nicolosi, ou peut-être Scali — un macaroni, en tout cas. Tous deux ont un verre de Champagne à la main : lui, plein ; elle, vide. Le silence n’est troublé que par les reniflements et les rires étouffés qui émanent de la cabine. La porte des lavabos est assez épaisse pour assourdir la musique, si ce n’est les vibrations basses, profondes, de la batterie. Le type frappe du pied, impatiemment. La fille ne cesse de soupirer tout en rejetant ses cheveux en arrière, avec cet étrange mouvement de tête, brutal, provocant, qu’elles font toutes ; puis elle nous jette un coup d’œil, et murmure quelque chose à son compagnon. De nouveau, elle lui chuchote quelque chose et, finalement, ils partent.
— Merci mon Dieu, fais-je à mi-voix, tripotant le petit paquet dans ma poche. Tu es bien silencieuse, dis-je à Evelyn.
— Je pense à la salade Waldorf, murmure-t-elle sans me regarder. Flûte.
Un déclic, la porte de la cabine s’ouvre, et un jeune couple — lui, costume croisé en serge, chemise de coton et cravate de soie, Givenchy, elle, robe en taffetas de soie bordée d’autruche, Geoffrey Beene, boucles d’oreilles en vermeil Stephen Beck Moderne et ballerines Chanel en gros-grain — en sort, chacun essuyant le nez de l’autre d’un geste discret. Ils s’observent dans le miroir avant de quitter les lavabos et, à l’instant où Evelyn et moi allons entrer à notre tour dans la cabine, l’autre couple réapparaît, se ruant pour passer devant nous.
— Excusez-moi, dis-je, le bras tendu pour barrer l’entrée. Vous êtes partis. C’est... c’est notre tour, d’accord ?
— Euh, non, je ne pense pas, répond le type d’un ton posé.
— Patrick, chuchote Evelyn dans mon dos, laisse-les... allez.
— Attendez. Ça ne va pas. C’est notre tour, dis-je.
— Ouais, mais nous attendions avant vous.
— Écoutez, je ne veux pas créer d’incident…
— Mais c’est pourtant ce que vous faites, dit la fille, agacée, mais s’arrachant néanmoins un sourire mauvais.
— Oh, mon Dieu, murmure Evelyn derrière moi, regardant par-dessus mon épaule.
— Bon, on va faire ça ici, tant pis, laisse tomber la fille, que je ne verrais aucun inconvénient à baiser, au demeurant.
— Quelle garce, fais-je à mi-voix, secouant la tête.
— Écoutez, dit le type, plus détendu, pendant que nous sommes en train de discuter, l’un d’entre nous pourrait être là-dedans.
— Ouais, dis-je. Nous.
— Ça n’est pas vrai ! dit la fille, les mains sur les hanches, puis, se tournant vers Evelyn et moi : C’est incroyable, les gens qu’ils laissent entrer, maintenant.
— Vous êtes une véritable garce, dis-je dans un murmure, incrédule. Vous êtes puante, on ne vous l’a jamais dit ?
Evelyn agrippe mon épaule. « Patrick », fait-elle, le souffle coupé.
Le type a commencé à sniffer sa coke, qu’il tire d’une fiole à l’aide d’une petite cuillère. Après chaque prise, il se met à rire, appuyé à la porte.
— Votre amie est une vraie salope, lui dis-je.
— Patrick, fait Evelyn. Arrête.
— C’est une salope, dis-je, la montrant du doigt.
— Patrick, excuse-toi, dit Evelyn. Le type décolle complètement, la tête rejetée en arrière, reniflant bruyamment, puis il se plie en deux, essaie de reprendre souffle.
— Oh mon Dieu, fait Evelyn, aux cent coups. Mais pourquoi riez-vous ? Défendez-la.
— Pourquoi ? répond le type. Puis il hausse les épaules, les narines cerclées de poudre blanche. « Il a raison. »
— Daniel, je pars, dit la fille, au bord des larmes. Je ne peux plus supporter ça. Je ne peux plus te supporter. Je ne peux plus les supporter. Je t’ai prévenu, au Bice.
— Vas-y, fait Daniel. Vas-y, pars, va te balader. Ça m’est égal.
— Patrick, regarde ce que tu as fait, dit Evelyn, s’éloignant de moi. C’est inadmissible. Comme cette lumière, d’ailleurs, ajoute-t-elle, levant les yeux vers les tubes de néon. Je pars. Elle demeure immobile, attendant.
— Je pars, Daniel, répète la fille. Tu as entendu ?
— Vas-y, ne t’en fais pas, dit Daniel, scrutant son nez dans le miroir, lui faisant signe de s’en aller. Je t’ai dit d’aller te balader.
— Bien, je prends la cabine, dis-je. Pas de problème ? Personne n’y voit d’inconvénient ?
— Vous n’allez pas défendre votre amie ? demande Evelyn à Daniel.
— Que voulez-vous que je fasse ? répond-il, la regardant dans le miroir tout en s’essuyant le nez, reniflant toujours. Je l’ai invitée à dîner. Je l’ai présentée à Richard Marx. Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle veut de plus ?
— Que tu lui files une raclée, par exemple, suggère la fille, me désignant du doigt.
— Oh, ma chérie, dis-je, secouant la tête, si vous saviez ce que je peux faire avec un cintre...
— Adieu, Daniel », dit-elle, puis, après une pause théâtrale : Je quitte cet endroit.
— Bien, dit Daniel, élevant la fiole. Ça en fera plus pour moi.
— Et ça n’est pas la peine d’essayer de m’appeler, glapit-elle en ouvrant la porte. Je branche le répondeur et je filtre tous les appels !
— Patrick, je t’attends dehors, déclare Evelyn, très digne, l’air pincé.
Je demeure un instant silencieux, l’observant depuis la cabine, puis regardant la fille debout sur le seuil. « Ouais, et alors. »
— Patrick, ne dis rien que tu pourrais regretter, dit Evelyn.
— Eh bien vas-y, dis-je. Vas-y, tire-toi. Tu n’as qu’à prendre la limousine.
— Patrick...
— Tire-toi ! Le Gâche-Noël te dit tire-toi !
Claquant la porte de la cabine, je commence à me fourrer la coke dans le nez à l’aide de mon AmEx platine. Entre deux prises, j’entends Evelyn qui part, sanglotant, disant à la fille : « Il m’a obligée à quitter mon propre réveillon, vous vous rendez compte ? Mon réveillon ? » et la fille qui répond : « Bien baisée », ricanant méchamment, et j’éclate d’un rire rauque, me cognant la tête contre la cloison de la cabine, puis j’entends le type qui reprend un peu de coke avant de filer et, ayant presque fini mon gramme, je jette un coup d’œil au-dessus de la porte de la cabine pour voir si Evelyn traîne toujours dans le coin, en train de bouder, mordillant sa lèvre inférieure d’un air chagrin — Bouh hou hou, je suis si malheureuse —, mais elle n’est pas revenue, et s’impose à moi l’image d’Evelyn et de la petite amie de Daniel, sur un lit, quelque part, et la fille écarte les jambes d’Evelyn qui est à quatre pattes et lui lèche le cul et lui doigte le con et, pris de vertige, je sors en trombe des lavabos et retourne dans la boîte, bandant et désespéré, avide de chair.
Mais il est tard à présent, et les gens ont changé. Davantage de punks et de rockers, de blacks, moins de types de Wall Street, plus de nanas richissimes venues de l’Avenue A, qui traînent là pour tuer le temps. La musique aussi a changé. Ça n’est plus I feel Free, de Belinda Carlisle, mais un Noir quelconque qui fait du rap, un truc qui doit s’appeler Her Shit on His Dick, si j’entends bien. Je me glisse jusqu’à deux mignonnes, riches, portant toutes deux une robe minable, genre Betsey Johnson et, complètement cassé, j’engage la conversation sur le mode « C’est chouette, cette musique... On ne s’est pas déjà rencontré chez Salomon Brothers ? », et l’une d’elles ricane méchamment et me dit « Retourne donc à Wall Street », tandis que l’autre, celle qui porte l’anneau dans le nez, ajoute : Enfoiré de yuppie.
Voilà ce qu’elles me disent, bien que mon costume paraisse noir dans la pénombre de la boîte et que ma cravate — imprimée cashmere, Armani, en soie — soit desserrée.
— Hé, vous pensez peut-être que je suis un de ces ignobles yuppies, mais en fait, pas du tout, fais-je en grinçant des dents, avalant ma salive, défoncé à mort.
Il y a deux Noirs à leur table. Tous deux arborent un jean usé, un T-shirt et un blouson de cuir. L’un porte des lunettes de soleil-miroir, l’autre a le crâne rasé. Ils me regardent d’un air mauvais. Je lève le bras, me tordant le poignet à angle aigu pour imiter un rapper. « Salut, fais-je. Ch’uis cassé. Cassé, t’vois... Démon... Démonté... » Je prends une gorgée de Champagne. « T’vois... dé-chi-ré.
Histoire de les convaincre, je repère un black avec des dreadlocks et me dirige vers lui, m’écriant « Rasta Man ! », tendant la main pour échanger une grande claque avec lui. Le nègre me regarde sans rien faire.
— Rasta Mon, je veux dire. (Je toussote.) On se... euh... On s’éclate... fais-je d’une voix moins assurée.
Il s’éloigne en me frôlant, secouant la tête. Je regarde les filles. Elles secouent aussi la tête, me prévenant que ce n’est pas la peine de revenir. Je détourne les yeux, aperçois une créature qui danse toute seule à côté d’un pilier, puis finis mon verre de Champagne et me dirige vers elle pour lui demander son numéro de téléphone. Elle sourit. Rideau.